La soigneuse des marécages avait été généreuse. Bien qu'Almancar soit aussi froide et humide que la Zone Alzen, cette chaleur humaine constituait un changement considérable. Vivre avec la famille de l'ARK devenait profondément lassant, et ne voir d'autres « humains » que les victimes de sa folie démesurée l'était tout autant. Il lui était interdit de mettre les pieds à la Nouvelle Alzen étant donné les rivalités qu'il entretenait avec le président alors toutes les substances étaient envoyées à la soigneuse des marécages. Il les récupérait moyennant un trafic mystérieux.

Il suffisait de quelques molécules rendues liquides dans un tube à essai aussi petit d'une cartouche. Les tubes étaient glissés autour d'une ceinture. Traverser Almancar avec un tel attirail relevait de l'habitude ; tous les habitants de cette ville miteuse transportaient avec eux de curieux breuvages. Parfois, à cause de cette ambiance, il ne souhaitait pas rentrer dans la Zone. Les souvenirs du brouillard qui y régnait en permanence rendait la lueur vacillante des lanternes aussi aveuglante que les rayons du soleil d'Opale. Le silence qui y régnait en permanence rendait les conversations d'ici plus bruyantes que jamais. La population permanente rendait celle-ci aussi nombreuse que celle de Sphéra tout entière.

Le directeur de l'A.R.K descendit les marches pourries de l'escalier qui menait à la cabane de la soigneuse, ses cartouches de drogue brillant autour de ses hanches – la moitié étant néanmoins cachée par les pans de son trench coat. Ses bottes foulaient le sol terreux de l'Allée des Crânes, hésitantes ; rentrait-il maintenant dans la froideur des laboratoires de l'A.R.K ou choisirait-il de se charcuter les intestins à l'aide d'un breuvage à l'allure de pisse ?

- - -

Quelques minutes plus tard, il avait poussé la porte du Tord Boyaux avant de poser ses fesses sur un tabouret vacillant. Sur un table, des calculs, des résultats incompréhensibles, un fruit d'expériences passées. N'importe qui se penchant au dessus de son épaule n'aurait pu lire et comprendre quoi que ce soit.
Ses yeux allaient d'une colonne à l'autre du tableau, ne semblant réellement voir que le liquide à couleur de chiasse putréfiée qui reposait à côté de son bras, dans une choppe ébréchée.

Cela faisait un moment qu’Andy n’avait pas eu l’occasion de venir à Almancar. On ne peut pas dire qu’il appréciait particulièrement l’endroit. Il s’y était réfugié pendant un temps, durant la rébellion contre Raziel, pour se tenir momentanément à l’écart du conflit, le temps de réfléchir. Et son petit séjour là-bas lui avait porté conseil ; il avait finalement décidé de la voie qu’il suivrait. Voie qui s’écartait du droit chemin imposé par l’ancien Empereur. Et ce n’était pas plus mal comme ça.

Depuis quelques jours, Andy avait un sérieux problème de mites. Vivre à l’écart de la civilisation, c’était bien, mais pas quand on se retrouve confronté à ce genre d’ennuis. Il avait donc dû chercher un produit efficace contre les mites, qu’on ne trouvait qu’à Almancar selon lui. Pour tout ce qui est insecticide, il avait de bonnes références et savait que c’était ici que l’on trouvait les poisons les plus violents pour anéantir la vermine. Après avoir acheté tout ce qu’il lui fallait dans une boutique qui regroupait toutes sortes de bizarreries dont l’utilité dépassait l’entendement, il rangea tout son matériel dans un large sac en peau rapiécé, qu’il portait par-dessus son épaule. Il avait besoin de pas mal de réserve, disons. Il faisait rarement ses courses, mais quand il les faisait, il ne lésinait pas avec la quantité.

Avant de rentrer, il décida d’aller faire un tour au Tord Boyaux, pour déguster un petit verre de whisky avant de retourner bosser. Prendre un peu de bon temps ne lui ferait pas de mal. Il poussa brutalement la porte d’entrée du bar, avançant d’un pas ferme et assuré vers le comptoir, pour s’installer sur un tabouret. Il tira sur le nœud de sa cravate pour la défaire, et se mit à l’aise ; il jeta son gros sac sur une table à proximité, sans prendre garde à la personne qui l’occupait. Alors que le barman remplissait son verre, il réalisa qu’il avait renversé celui de l’inconnu sur les papiers que ce dernier semblait lire avec une attention particulière.
Andy se figea et se retint de pousser un rire nerveux.

« Oh. Excusez-moi. »

Sergueï eut le temps de sauver un fond de mazout avec les réflexes que son travail quotidien lui permettait. Il sursauta légèrement et ses yeux gris se posèrent réellement cette fois-ci, pour la première fois depuis qu'il l'avait sorti, sur le petit tableau de papier. Les résultats étaient inondés par le jet d'un projectile inconnu. On attaque ! Tous aux abris !
Les yeux de Sergueï se posèrent alors sur le propriétaire du projectile, un sac en l'occurrence. Relativement grand et d'aussi bonne humeur que lui. Sergueï balaya son excuse d'un geste lassé.

-Ne t'inquiète pas, gars. Tu viens de me donner une bonne raison de ne pas lire ce torchon ; de toute façon, cet imbécile écrivait bien trop mal.

Un léger sourire étira ses lèvres.

-Yep, il est mort, le pauvre.

Il saisit le fond de verre qui lui tenait compagnie avant que l'homme ne fasse irruption à ses côtés avant de l'avaler cul sec avec un dégoût notable ; ce bar était décidément une porcherie si l'on ne connaissait pas les perles qu'il servait. Ce qui était le cas du triste directeur de l'ARK.

-Puisque tu as bousillé ma seule occupation et que tu sembles bien décidé à poser ton cul ici, tu vas bien me tenir compagnie, pas vrai ? Il me reste un petit moment avant de repartir bosser.

Le regard d’Andy se posa sur l’homme qu’il venait de déranger en plein travail. Une minute plus tôt, il n’avait fait que le voir brièvement, là il le toisait réellement. Ce type dégageait une aura étrange et inhabituelle. Le jeune homme eut du mal à déterminer s’il s’agissait de sa tenue vestimentaire ou tout simplement de sa manière de se tenir ; en tout cas, il était indéniable qu’il y avait quelque chose en cet individu qui dépassait la banalité qu’il avait l’habitude de voir.

Il écouta ce qu’il disait, l’expression impassible, voyant qu’il venait en fait de rendre service à ce type en renversant son verre. De qui pouvait-il bien parler à travers le qualificatif d’imbécile ? Andy trouva immédiatement que cet homme était inaccoutumé, mais il pouvait s’avérer tout à fait intéressant également. Il poussa son sac sur le sol.

« Vous tenir compagnie ? Je n’y gagne rien vous savez. »

Il alluma une cigarette qu’il porta à ses lèvres, et tira une des chaises qui se trouvaient autour de la table, la faisant grincer sur le parquet, avant de s’y asseoir. Il posa son verre de whisky sur la table, croisa les jambes, se mit à l’aise. Il esquissa un léger sourire moqueur en voyant l’expression de dégoût de l’inconnu lorsqu’il termina son verre.

Les papiers que cet homme était en train de lire juste avant semblaient être d’une chianterie titanesque. Andy s’interrogea sur ce curieux personnage, avant de le questionner directement.

« Ce que vous faites a l’air absolument passionnant. C’était quoi, cette paperasse ? »

Sergueï haussa simplement les épaules.

-Tant que l'un de nous deux y gagne quelque chose !

Le regard de braise de l'inconnu traversa son corps de part en part. Il n'avait rien de la curiosité délavée par la drogue des habitants d'Almancar qui commençaient pourtant à le connaître. Malgré le fait « qu'il n'y gagnât rien », l'homme, qui semblait être plus jeune que lui de bien une vingtaine d'années, s'assit tout de même en face de lui à la lueur d'une clope neuve. Sergueï froissa le bout de papier défraîchi qu'il fourra dans la poche de son trench avant d'allumer sa propre cigarette pour s'occuper les mains.

La franchise directe avec laquelle l'inconnu engagea la conversation lui plût. Ce fut peut-être la seule chose qui l'incita à répondre, sincèrement.

-Des résultats d'expériences plus ou moins ratées et plus ou moins illégales que je pratique en tant que scientifique sur des êtres humains.

Il éclata de rire comme une ponctuation ambigüe. Son vis à vis se demanderait certainement s'il s'agissait d'une plaisanterie. Bien que les activités de l'ARK fussent top secrètes, il aimait bien se moquer du protocole – étrange en tant que directeur. Mais après tout, ce qui se passait à Almancar restait à Almancar ; il était en effet très rare que cette population mal aimée du monde se risque en dehors des marécages. Sergueï s'étonnait encore de la façon dont cette ville s'était épanouie depuis le début du règne de Raziel en ces terres boueuses.
Sergueï n'avait jamais autant aimé Raziel que depuis qu'il avait été poutré par Howard.

-C'est passionnant au début mais quand ton expérience que tu crois révolutionnaire rate à chaque fois, ça commence à devenir très exaspérant...

Un bon vieux pastis se présenta dans son shooter et il l'avala d'un trait.

-Tu sembles connaître le coin ; tu taffes ici ?

Andy empoigna fermement son verre de whisky, en but une gorgée, avant de le reposer brutalement sur la table moisie. Les paroles de l’inconnu étaient consternantes. Comment pouvait-il dire de telles choses à un parfait inconnu rencontré par hasard dans un bar ? C’était une blague ? Probablement. Il trouva cependant son rire particulièrement déplaisant et croisa son regard d’un air réprobateur. Encore, s’il s’était limité à ne dire que ça, le jeune homme se serait contenté de lui lancer un regard méprisant et de s’en aller, un sourire au coin des lèvres. Mais ce qu’il proféra ensuite l’agaça d’autant plus qu’il compressa son verre entre ses doigts. Ce type était dégoûtant.

Andy posa ses coudes sur la table, se pencha légèrement, fixa son regard noir dans les yeux de cet homme qui était en face de lui, et lui rétorqua sèchement :

« Si on n’était pas dans un lieu public, je vous casserais la gueule. »

Il fit tomber les résidus de sa cigarette dans le cendrier et reposa son dos contre le dossier de sa chaise. Il respirait l’odeur du tabac à pleins poumons.

L’homme lui semblait bien bavard. Il était difficile de savoir si ce qu’il disait était bien la vérité ou non ; mais l’hypothèse qui impliquait que tout cela était vrai n’était pas à écarter. Après tout, à Sphéra on avait vu de tout, en matière de folie humaine, alors pourquoi ne pas pousser le vice encore plus loin ?
Il finit par lui demander s’il était du coin. Non, certainement pas, il connaissait plutôt bien Almancar, y ayant séjourné pendant un long moment… mais il restait un habitué du luxe, ou du moins le minimum, et n’avait pas grand-chose à foutre dans le coin.

« Non, je vis à Alzen, je suis juste venu ici pour faire une course. Et vous ? Vous venez ramasser vos cobayes ici, en vous disant que la vie de ces miséreux ne vaut de toute façon pas plus que celle d’un hamster ? »

Le tempérament impulsif de son vis à vis incita rien qu'un haussement de sourcil à Sergueï tandis qu'il reprenait une bouffée de sa cigarette. Le volute qui en résultait, bien plus provocateur que son créateur, exécutait de macabres danses au dessus de sa tête avant de disparaître dans les fentes du lambris humide. Bien sûr, lui casser la gueule, il n'avait que cela à faire. Cet homme n'était décidément pas très distingué, ni moralement, ni de cette pauvre race humaine que la moindre expérience originale ne faisait que répugner.

Petite nature, va.

La suite fut tout aussi ambigüe que sa provocation. Il ne sut ainsi s'il s'agissait d'une plaisanterie à laquelle son vis à vis l'espérait répondre par la négative ou bien une question des plus sincères à laquelle il l'espérait répondre par une déclaration en duel.
Parce qu'il ne semblait rien savoir faire tout seul, ou peut-être parce qu'il le craignait intensément. Tout portait à croire qu'il ne le connaissait pas et cela n'avait pas été plus mal jusqu'à présent. Aurait-il fallu qu'il mente ?

Non. Il ne savait pas mentir. Pas sur sa raison de vivre.

-Non.

Non, ce n'était tout simplement pas le cas. Il était directeur de l'ARK, son boulot, le plus dégueulasse, était de charcuter l'ADN de ces malheureuses créations d'un Dieu aujourd'hui oublié. L'ingrate tâche de la capture des cobayes revenait aux sous merdes qu'on espérait voir tuées dans la bataille. Il n'attaquait pas les proies ; il les laissait venir avec hésitation ou détermination, pour les emprisonner dans son filet en ayant seulement fait quelques pas. Le moindre effort leur était épargné. Et quand les cobayes directement envoyés par Ehma Riley ou Adolf Fleisch débarquaient à moitié morts, ils n'avaient même pas besoin de pointer le nez dehors.

Mais ça, il ne fallait pas le dire.

-C'est vrai que les produits d'Almancar sont moins chères qu'ailleurs et quelques économies en ces temps sont inestimables.

Désormais, son vis à vis pouvait le comprendre. Et oh, comme il se doutait à quel point il le comprenait, caché derrière son verre de whisy putréfié dont les quelques gouttes déjà avalées macéraient dans sa haine. La haine qu'il commençait doucement à cultiver pour le directeur de l'ARK. Et il avait tellement raison.
Mais tellement.

La réponse de l’homme, ferme et concise, laissa Andy perplexe. Il avait répondu avec un sérieux surprenant à une question que n’importe qui aurait pris pour une boutade teintée légèrement d’ironie. Mais, non, Andy avait posé le sujet très sérieusement. Il était vrai cependant que ce genre de discussion avec un parfait inconnu était inhabituel ; il était difficile de démêler le vrai du faux et faire la part des choses dans ce genre de cas…

En vérité, ce n’étaient pas les paroles de l’inconnu qui incommodaient Andy ; c’était tout simplement sa manière d’être. Quoi qu’il dise, il était naturellement et physiquement repoussant aux yeux du jeune homme. Sa manière de se tenir, de s’exprimer, et même le fait de respirer le même air que lui. Finalement Andy gardait quelques vieilles habitudes récurrentes typiques de l’aristocratie amenthalysienne. Il souffla un long nuage de fumée.

« C’est sûr. Au moins vous avez l’avantage d’avoir vos cobayes gratuitement. Enfin, je suppose… »

Il garda une expression neutre. Son verre de whisky se vidait petit à petit, tout comme sa cigarette se consumait à une vitesse folle ; ses propres flammes avaient toujours été plus puissantes que celles d’un briquet, c’est peut-être pour cela qu’il dépensait des sommes énorme en paquets de cigarettes. Il jeta à nouveau les résidus dans le cendrier.

Même s’il ressentait un réel dégoût envers cet homme, un mystère fascinant s’était installé et flottait au-dessus de sa tête. Une fascination écoeurante qui suscitait la curiosité d’Andy ; qui diable était ce type ?

« Parlez-moi donc de ces expériences, je trouve cela tout à fait intéressant. »

L'inconnu devait posséder des cigarettes spéciales, issues d'un charme Almancarien, certainement. Il n'avait jamais vu des cigarettes se consumer aussi vite, même s'il n'était pas un fin connaisseur du domaine. Il finit par accepter de déposer la cendre de sa cigarette dans le même cendrier que celui de son vis à vis. Le tube de tabac reprit alors sa place entre ses dents tandis qu'il n'avait rien à rajouter ; peut-être se montrer trop bavard ne plaisait pas à cet homme et Sergueï n'avait aucune envie de déclencher un combat, que ce fusse ici ou ailleurs.

Il ne préféra pas poursuivre sur la manière dont il obtenait les cobayes. Détruire la réputation d'Adolf Fleisch était une chose, détruire celle de Ehma Riley en était une autre. Si l'un était suspecté d'affaires mafieuses, l'autre était claire comme de l'eau de roche et n'avait certainement rien à se reprocher – même si on avait fini par se demander où finissaient les corps des criminels qu'elle n'envoyait pas dans le désert se faire dévorer par les tigres.

Sergueï se redressa légèrement dans l'étonnement qui fit suite à la question posée par le jeune homme. Il secoua légèrement la tête en tirant une nouvelle bouffée de sa cigarette.

-Ces affaires sont secrètes et je préfère ne pas en parler en public ; les murs d'Almancar ont plus d'oreilles que tous les autres. Je préfère être écouté par une seule personne à la fois. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous demanderai de me suivre dehors.

Par dehors, il entendait bien entendu « là haut », à la surface.

-Ou bien passez voir Valentina un de ces jours.

Le but consistait à divulguer des informations de sorte que le véritable chef de l'ARK, à savoir Valentina Vallone, soit couvert de toute attaque. Elle n'aurait pas su se défendre correctement, même avec deux Karnevales. Sa haine bouleversait ses neurones, et elle n'avait pas encore compris que si on évitait de se mettre en colère, on pouvait parfois gagner de précieux alliés. Sergueï s'attirait les regards par déplaisir, simplement pour la protéger.
Et puis, qui se soucierait d'une gamine de dix-sept ans ?

Sa troisième cigarette finit par se consumer entièrement, dévorée par des flammes impitoyables qui fulminaient sur le rouleau de tabac haché. Il écrasa le mégot dans le cendrier, soufflant un dernier nuage de fumée puant et dégoûtant. Pas autant que l’étaient ses poumons, cependant.

Il observait l’homme d’un œil suspect, captant le moindre de ses faits et gestes, pour y déceler la moindre petite information. Il n’était pas commun de rencontrer des gens semblables à ce type, même dans le milieu des anciens traqueurs. Que ce qu’il racontait soit une blague ou non, ça sortait clairement de l’ordinaire. Il restait juste à faire la part des choses. Mais Andy n’avait pas l’habitude d’analyser la psychologie des gens ; à l’époque où il traquait, il se contentait de tuer même sans preuve tangible, à partir du moment où l’Empereur le désirait. Il ne cherchait pas à savoir si tout ce que l’on pouvait dire était vrai ou faux.

Il lui expliqua que tout ceci était classé secret et qu’il n’était pas décent d’en parler publiquement. C’était bien normal. Ce n’était donc pas le genre d’homme qui se vanterait ouvertement d’expérimenter des saloperies sur des êtres humains. Enfin, s’il voulait sortir pour en parler, aucun problème ; de toute façon, Andy devait rentrer maintenant, et ils pouvaient parfaitement discuter en chemin. Il vida le reste de son verre de whisky sur le sol, n’appréciant que très peu cette boisson qui trainait probablement dans les placards depuis des années au vu de son goût débectant.

C’est alors qu’il commença à parler d’une certaine Valentina. Valentina ? Qui était-ce donc ? Avait-elle un rôle dans tout ça ? Il le saurait peut-être bientôt. Et bien plus rapidement que ce qu’il pouvait imaginer…

« Très bien. Alors sortons. »

Il se leva, et attrapa son gros sac, qu’il jeta par-dessus son épaule pour le porter. Il posa une pièce sur la table pour l’addition, et quitta le bar. Il attendit que l’homme le rejoigne, vérifiant l’heure pour être sûr de ne pas être en retard. Il ne faut pas faire poireauter un dragon quand c’est l’heure de la bouffe, ceci est la règle d’or de tout bon Draconier qui se respecte. Bien qu’il demeure le seul et unique dresseur de dragons à Sphéra.

En attendant, le temps de rejoindre le bateau qui les ramènerait à la surface, ils avaient tout le temps d’échanger d’autres paroles, que ce soit par pure politesse ou non.

« Je suis Andy Jacobsen. Et vous êtes ? »

Sergueï se pencha légèrement pour suivre du regard le liquide à l'allure de pisse qui se rétamait sur le sol comme de l'urine. Un serveur miteux se pencha par dessus son comptoir en entendant ce bruit si caractéristique. Il toisa Sergueï d'un regard mauvais, ce à quoi ce dernier répondit par un haussement d'épaules. Calant sa cigarette entre ses dents, il lâcha quelques pièces dans son shooter avant de pousser sa chaise vacillante contre la table.

Il fut légèrement surpris non seulement de ne sentir aucun vent – l'espace d'un instant, il avait oublié qu'ils se trouvaient sous terre – mais également que l'inconnu l'ait attendu. Se satisfaisait-il à se point de sa compagnie, lui qui disait que cela ne lui apportait rien ?
Il en saurait bientôt plus sur ce curieux personnage ; voilà qu'il lui donnait son nom. Sergueï flanqua ses mains dans les poches de son trench après l'avoir boutonné afin de faire disparaître les charmes qui pendaient à sa ceinture.

-Sergueï Sakharov.

Il ne rajouta rien ; il se doutait qu'à leur séparation, le fameux Andy aurait déjà oublié. Ils se dirigèrent d'un pas ferme en direction de la grotte du passeur ; il serait bientôt midi, il y allait certainement avoir un monde fou qui allait lui changer de la Zone Alzen. Sergueï détestait la cohue. Surtout celle d'Almancar, plus désordonnée que jamais.

Puisqu'ils devaient passer aux choses intéressantes, autant commencer sur les chapeaux de rue, même si leur voie se répercuterait bien moins contre les arbres miteux des palais que sur les parois de la grotte.

-Est-ce que vous avez une idée de l'origine du Karnevale, Monsieur Jacobsen ? D'où vient-il cependant ? Pourquoi certains en ont et d'autres pas ?

Les rues qui menaient aux mines se voyaient désertes. Les pirates devaient déjeuner, comme la moitié de la ville à cette heure-ci. Ils croisaient parfois de curieux personnages à l'allure étrange, des Almancariens, en somme, qui se dirigeaient vers la grande allée des crânes. Lorsqu'ils dépassèrent le Palais du Duc, Sergueï émit un rictus. Le Palais d'Almancar était plus effrayant que celui d'Amenthalys. Il semblait y régner un froid de canard. Laterna Town, était parcourue d'un murmure silencieux, presque angoissant.

Lorsqu'ils parvinrent enfin à l'entrée de la grotte du passeur, Sergueï chercha quelque chose dans l'une de ses poches, sans pourtant rien trouver.

-Vous n'auriez pas quelque chose pour nous éclairer, par hasard ?

Ils étaient enfin sortis du bar, et avançaient dans ce dédale de rues interminables, toutes parées de décorations qu’on ne trouvait vraiment qu’ici. La plupart des habitants étaient étrangement vêtus ; ils étaient, tous, bien plus excentriques que les Amenthalysiens. Il y avait toujours une ambiance étrange et fascinante qui se dégageait de ces lieux plongés perpétuellement dans l’obscurité d’une ville souterraine.

Il s’appelait donc Sergueï Sakharov. Andy enregistra ce nom inconnu dans sa tête, bien que cela ne soit pas suffisamment digne d’intérêt pour qu’il s’en souvienne sur le long terme. La compagnie de ce type n’était pas des plus appréciables, et d’ailleurs la distance physique qu’il maintenait avec lui le montrait bien. Il n’appréciait pas sa manière d’être. Mais il voulait en apprendre davantage sur ces soi-disant expériences…

Sergueï lança le sujet de l’origine du karnevale. Il le questionna sur ce qu’il savait à ce propos. Mais Andy n’en avait aucune idée… et honnêtement, il ne s’en était jamais soucié. Le fait est qu’il avait un karnevale dévastateur, et ce simple constat suffisait à combler son ego. Le reste n’avait jamais eu d’importance à ses yeux. Mais maintenant qu’il en parlait, la question lui envahit l’esprit.

« Je n’en sais rien. Et je me pose de nombreuses questions là-dessus. Peut-être pourrez-vous éclairer ma lanterne… »

Après avoir traversé une partie du village, ils étaient finalement arrivés à l’entrée de la grotte du passeur, qui demeurait un lieu assez lugubre, malgré la foule qui y affluait quelques fois. Sergueï semblait ne rien avoir pour les éclairer dans ce tunnel sombre ; heureusement Andy n’était jamais confronté à ce genre de problème. Bien sûr qu’il avait de quoi les éclairer. Il sortit sa main de sa poche et alluma en son creux une vive flamme suffisamment grande et puissante pour leur procurer la lumière nécessaire.

« Allons-y. »