Les rangers cirées claquaient sur le sol crade et humide. Il était seul, personne ne le suivait. Moment propice pour faire des réflexions très subtiles à voix haute, comme par exemple la bonne idée d'embaucher une femme de ménage pour nettoyer ce bordel. Des traces de sang qui servaient de papier peint, des échos encore brûlants des cris d'expériences ratées. L'Internat Psychiatrique de sieur Raziel en plus moche et en plus sale.

Les plis humides de son trench frottaient son pantalon de cuir, telles des tentacules inertes. Il pleuvait dru dehors et il détestait cela. Il suspectait même la pluie de se gorger des vapeurs radioactives du milieu hostile qu'était leur territoire. La puanteur extérieure, aussi exécrable que si l'enfer nous rejetait les gaz du diable, se propageait à l'intérieur des laboratoires, suintaient sur les vitres encore intactes, lézardait les murs.

Valentina avait été claire.
Elle avait même sourit.

Un gros poisson mijotait tranquillement dans une des plus grosses salles que contenait l'ARK, une expérience toute nouvelle d'après les dires de la demoiselle. Serguei se plaisait à imaginer les investigations menées aux sous-sols, à cause desquelles il avait été envoyé chercher de précieux charmes et mixtures chez la soigneuse des marécages. Désormais, il allait comprendre à quoi son voyage avait servi – et il n'allait certainement pas être déçu. Si Valentina avait insisté pour mener cette expérience elle-même, la raison devait être de la plus haute importance.

Ses pas solitaires finirent par le mener, après une marche qui lui avait semblé interminable, tant l'impatience lui serrait l'estomac, devant la porte de la plus grande salle d'expérience. Elle se reconnaissait par sa hauteur et son blindage exquis, invincible, comme Valentina se plaisait à le décrire. Il passa les contrôles demandés. Dans un chuintement, comme si la porte était soulagée de pouvoir enfin s'ouvrir, la grande salle se découvrit aux yeux de Sergueï.

La brusque lumière l'aveugla quelques secondes, puis il s'y habitua, comme depuis des semaines. Ce n'était pas la première fois qu'il pénétrait dans cette salle, mais elle demeurait rarement utilisée. Etrangement, quand notre attention se focalisait sur le fond de la salle plutôt que sur la lumière aveuglante, on comprenait très vite pourquoi.

Sergueï sursauta, avant de s'avancer vers le nouveau cobaye de l'expérience tant vantée par Valentina.

-On m'avait dit que je devais rencontrer une vieille connaissance, en descendant. Je n'aurais jamais cru que cela puisse être vous.

DEAR INSANITY..

Les chaînes lourdes pesaient sur son être anéanti. Il était cloué au sol, enchaîné contre un mur, l’esprit plongé dans le néant. Ses yeux se perdaient dans le vide, fixé sur le sol glacial qu’il ne voyait même plus à force de le regarder. Ses pupilles tremblaient dans leurs orbites, alors que son visage était assombri par ses mèches de cheveux. Il n’avait jamais été aussi silencieux ; mais lui entendait les plaintes et hurlements de chaque particule de son être depuis le matin. Il lui arrivait même par moment de ne plus savoir où il était. Les idées noires ne cessaient de se chevaucher dans son esprit, et, pris régulièrement de crises de haine, les scientifiques de l’A.R.K avait eu un grand mal à le calmer ou tout simplement l’empêcher de faire un véritable carnage. Maintenant il était hors d’état de nuire, si l’on peut dire.

La première intervention chirurgicale avait été terrible. On lui avait fait la promesse de rendre son karnevale plus puissant qu’il ne l’avait jamais été ; mais il n’aurait pas pu imaginer que les opérations puissent être aussi scabreuses et lancinantes. Il n’en avait même pas conscience, de toute façon, dans son état actuel. Il était encore loin de la machine à tuer que Valentina espérait en faire ; le parcours serait sans doute terriblement long et éprouvant. En attendant, il allait déguster. Cependant, il s’en tirait relativement bien pour le moment, en comparaison avec d’autres expériences qui ne sortaient pas toujours de la première opération en un seul morceau.

Il entendit la porte blindée s’ouvrir, et leva la tête brusquement, ses sens en alerte. Les chaînes qui lui retenaient les poignets et les chevilles l’empêchaient tant de se déplacer que de se lever. Ses forces l’avaient quitté et il éprouvait une grande difficulté à se mouvoir. Valentina lui avait assuré que les effets secondaires ne duraient pas éternellement ; mais Andy comptait les secondes, et les heures étaient si longues qu’il en aurait perdu la notion du temps. Il entendit des pas résonner sur le sol, et leva les yeux ; tout était flou, trop vague pour qu’il puisse déterminer s’il s’agissait de Valentina ou de quelqu’un d’autre. Cependant la silhouette imposante qui se dessina finit par le convaincre qu’il ne pouvait pas s’agir de la jeune fille. En revanche il entendit bien distinctement chaque parole qu’il prononça ; cette voix détestable fit monter en lui une poussée de rage.

Sergueï Sakharov. Le type qu’il avait le moins envie de voir à l’heure actuelle. Mais il se doutait bien qu’il le croiserait ici tôt ou tard. Cette montée de colère le ramena bien vite à la réalité. Son agacement se lisait clairement sur les traits de son visage, déchiré par la fatigue, marqué d'impressionnants cernes noirs sous ses yeux.

« Sale bâtard de merde. Allez crever avant que je ne vous explose moi-même. »

Il n’avait qu’une envie ; se jeter sur lui pour l’égorger. Seulement, il était enchaîné. Et son karnevale ne lui était d’aucune utilité ; Valentina lui avait injecté une de ces mixtures dégueulasses pour endormir le karnevale momentanément. Et qu’est-ce que Sergueï allait faire maintenant ? Le torturer encore un peu plus ? Le jeune homme commença à s’agiter, tirant sur les chaînes qui l’emprisonnaient.

Étrangement, un sourire dément vint lui scier la figure.

Sergueï haussa les sourcils et secoua un index réprobateur en direction du prisonnier.

-Eh, eh, on se calme. Si tu n'es pas coopératif, tu peux dire adieu à ta puissance. Si tu t'attendais à voir Valentina, tu n'as qu'à m'imaginer avec un peu de poitrine en plus.

Il se dirigea vers le centre de la pièce, où trônait un immense billard. Il baissa sa main et le toucha du bout des doigts, lisant dans son reflet métallique toutes les opérations les plus macabres et imaginables qui avaient pu s'y dérouler. Ses yeux grimpèrent jusqu'aux différents ordinateurs – pour la plupart en veille – qui avaient été fixés aux murs qu'on avait rénovés (parce que les prises toute nues c'est moyen dans une salle d'opération).

-Quand t'arrêteras de dire des conneries c'est que tu seras presque prêt, Cocotte. Vu ta tronche c'est pas encore le cas. Alors boude si tu veux mais au moins, boude en silence.

Sergueï se souvenait des quelques anciens rapports d'expériences qu'il avait laissés dans un des tiroirs de la commode dominée par les ordinateurs. Ses doigts glissèrent sur le métal froid et mat avant de trouver la poignée qui convenait. Il en épousa la forme disgracieuse avant de tirer un immense tiroir dans sa direction.
Les archives étaient nombreuses. Grinçantes. Certaines mêmes auraient pu, rien qu'avec leur volume, faire l'objet d'un roman.

Il contourna le tiroir trop long pour son bras titanesque et saisit un dossier qui datait des tous débuts de leurs expériences, peu après la chute de Sieur Raziel. Le cobaye était un jeune homme de petite taille, longs cheveux violacés, qui possédait un Karnevale Opalien. On avait tenté de le lui ôter, sans succès. Alors le processus inverse s'était déclenché.
Des photos miteuses accompagnaient le rapport, jaunies par le temps, tirées à la volée sur un papier de mauvaise qualité car l'expérience n'avait pas été concluante.

-Crois-moi tu t'en sors pas trop mal. Franchement.

Afin d'appuyer ses dires, il arracha l'une des photos du rapport et après avoir créé avec un avion enfantin, la jeta aux pieds d'Andy.
Le rapport fut jeté sur le billard, désormais aussi insignifiant qu'une feuille de papier cul tandis que Sergueï, les mains sur les hanches, toisait Andy d'un regard haut mais impassible.

-Si je t'envoie un coup d'opium dans les veines, est-ce que t'arrêtes de faire le con dix minutes pour me raconter ce que tu fous là ?

Il secoua la tête.

-Non, j'suis pas au courant. On se raconte pas notre vie, Valentina et moi.

L’humour de Sergueï eut le don de l’énerver encore plus qu’il ne l’était déjà. Il le fixa longuement, ses traits accentués par la colère. Il ne supportait pas d’être emprisonné de cette façon – même si c’était pour son bien, en quelque sorte. Et il supportait encore moins que ce sale type vienne envenimer encore plus la situation en lui lançant ce genre de remarque cinglante. Il continua de tirer sur les chaînes avec acharnement, son corps entier animé d’envies de meurtre. Être coopératif ? Il aurait pu l’être, mais il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il soit sage au vu des injections aux vertus énervantes qu’on lui avait administré. Les divers calmants qu’on lui avait fait bouffer ne faisaient que l’horripiler davantage. Il n’arrivait même plus à garder le contrôle de lui-même.

Sergueï se permettait de le menacer. Andy le dévisagea d’un air mauvais. Dire adieu à sa puissance ? Seule Valentina en déciderait. Et le jeune homme savait pertinemment qu’elle n’allait pas se laisser impressionner par un petit pétage de plombs comme elle devait souvent en voir. Et puis quelles conneries ? Depuis quand est-ce qu’il disait des conneries ? Il aurait bien gueulé pour faire taire ce sale type qui le prenait de haut, mais il ne faut pas oublier lequel des deux était en position de force à l’heure actuelle. Ceci dit, il ne put se retenir. Il grogna, comme un clébard enragé tenu en laisse.

« Ta gueule, Sakhamerde. »

Il ne le quitta pas un seul instant du regard. Que comptait-il faire ? Était-il descendu jusqu’ici juste pour le plaisir de l’emmerder ? Non. Il devait y avoir une autre raison. L’homme feuilletait ce qui semblait être un tas de paperasse, qu’Andy ne put identifier. C’était peut-être des rapports sur des expériences déjà faites ou peut-être même sur la sienne.

Ça semblait être passionnant. Il tenta de se lever, malgré le poids des chaînes et son état de fatigue conséquent. Il réussit à se hisser sur ses jambes et vit que Sergueï tenait dans sa main plusieurs photos de pouilleux ratés qu’ils avaient probablement jeté aux oubliettes. Il vit un avion en papier planer jusqu’à ses pieds ; il discernait difficilement la photographie sous les plis de l’avion mais même en réfléchissant il ne parvint pas à y voir une apparence humaine. Il releva la tête, totalement indifférent.

L’homme semblait s’intéresser aux raisons pour lesquelles Andy était ici. Il pouvait toujours courir, il n’avait pas l’intention de lui en toucher un seul mot. Il n’acceptait d’obéir qu’à Valentina, et encore, même avec elle, ce n’était pas encore ça. Le jeune homme tenta un coup de poing dans la figure de Sergueï qui s’était rapproché de lui, mais ses chaînes bloquèrent son bras en plein milieu de sa trajectoire.

« Enlève-moi ces putains de chaînes et on verra après. »

Le visage jusqu'ici impassible de Sergueï se teinta de dégoût pour cette larve molosse qui le répugnait purement et simplement. Seules quelques expériences de ce genre avaient réussi à survivre convenablement et elles avaient davantage souffert que lui. S'en rendait-il simplement compte ? Non, certainement pas. S'il en prenait conscience – encore fallait-il qu'elle soit actuellement en état de marche – il ne serait pas en train de se tortiller comme un clébar à l'agonie à ses pieds, bavant et hurlant des obscénités.

Sergueï, déçu malgré tout, plongea ses mains dans les poches de son trench qui pleurait sur le sol des restes de pluie. Il appuya son derrière contre le billard et fixa longuement Andy. A ce stade, les mots n'étaient plus nécessaires. Il résista à l'envie de lui envoyer un coup de Karnevale bien placé pour qu'il se tienne tranquille mais préféra ne pas s'abaisser à son niveau déplorable.
Au stade où l'on savait seulement fumer des cigarettes plus vite que les autres, il était naturel de vouloir devenir plus puissant, même s'il fallait pour cela vendre son âme au diable.

-Tu les as voulues, tes chaînes. Alors tu tiens ton engagement, et tu les gardes jusqu'au bout.

Son regard scruta les dommages de l'expérience sur les traits du jeune homme qui semblait avoir pris quelques années. Même s'il se remettait bien plus vite que la moyenne des expériences qu'ils avaient pu opérer pour ce but là, personne, personne n'en ressortait indemne. Ce n'est pas une expérience qu'on oublie. Il faut accepter d'abandonner une partie de soi-même pour posséder quelque chose en plus, faute de quoi nous ne sommes jamais totalement complets.

-Karnevale de maîtrise du feu, y paraît, hein. Mais à quoi ça va te servir, ça ? Tu veux poutrer Howard ?

Sa voix avait presque été un murmure et même si son regard était dirigé droit dans les yeux d'Andy, comme une cible à toucher, il semblait parler plus à lui-même qu'à l'embryon de monstre qui geignait à ses pieds.
Même s'il l'avait voulu, il n'aurait pas pu le délivrer de ce qui était en train de le ranger.

-Ah, tu parlais de celles-là.

C'était dangereux, mais Serguei aimait le danger. Sa proximité provoquait en lui une montée d'hormones plus puissante encore que celles orchestrées par son Karnevale démoniaque. Il plongea une main dans sa poche, en sortit une cigarette qu'il alluma.
Quelques secondes plus tard, les chaînes d'Andy glissaient au sol. Sergueï balança sa main en direction du ciel.

Une cigarette vola en direction d'Andy.
Parce que Sergueï était toujours égal à lui-même.

Sergueï semblait totalement imperturbable face à ses crises de rage. Il faut dire qu’il était méconnaissable ; les calmants avaient l’effet de le rendre complètement fou, de détraquer complètement les mécanismes de son cerveau. Il finirait par redevenir normal. Mais en attendant, il ne se contrôlait plus, submergé par une haine qui n’avait même pas de raison d’être. Dans l’état actuel des choses, il n’était même plus Andy Jacobsen. Seulement l’ombre de lui-même, dominée par la démence.

L’homme s’était assis sur le billard et l’observait se débattre comme un fou pour se libérer de ses chaînes, en vain. Il le remettait toujours à sa place avec brio, ce qui énervait encore davantage Andy qui avait perdu tous ses moyens. C’était tellement insupportable, de se sentir aussi insignifiant qu’un insecte. Mais c’était un passage obligatoire pour atteindre son objectif. Ça allait être long, ça l’était déjà. Surtout lorsqu’on se sentait méprisé de cette façon.

Il fit allusion à son karnevale de feu, et accompagna ses paroles d’une question qui pouvait paraître déplacée. Poutrer Howard ? Ce type était bien le dernier de ses soucis. Mais il y avait bien une personne qu’il souhaitait détruire, anéantir de toutes les façons possibles et imaginables. Quelqu’un qu’il haïssait au point d’accepter de vendre une partie de lui-même au démon pour en venir à bout. La haine faisait faire aux hommes de grandes choses ; comme se détruire les uns les autres pour toujours être au sommet.

C’est alors qu’il sentit les chaînes se détacher de ses chevilles et de ses poignets. Il observa longuement les traces rouges laissées sur sa peau par les chaînes, et tenta de les frotter pour les faire disparaître. Mais rien n’y fit. Et étrangement, le fait d’être libéré ne lui procurait pas le plaisir qu’il avait imaginé. On ne se rend compte de sa liberté que lorsqu’on nous la prend, après tout…
Il s’avança vers Sergueï, menaçant, le regard noir de colère. Il ne fit rien cependant et se contenta d’attraper la cigarette qu’il lui avait jeté comme une pitance balancée vulgairement aux prisonniers.

« Je veux tuer Raziel. Mais ça, c’est qu’un détail. »

Et pourquoi ne pas vouloir la puissance pour le simple plaisir d’être quasi-invincible ? De toute façon, il ne comptait pas épiloguer sur les raisons qui l’avaient poussé à accepter de rejoindre les rangs de l’A.R.K. Il estimait que cela ne regardait personne d’autre que lui-même. Du moment qu’il remplissait sa part du marché, il ne voyait pas l’intérêt de tout raconter dans les détails.

Il porta la cigarette à ses lèvres, et tenta de l’allumer. Il s’arrêta net. Jamais il n’aurait cru qu’il aurait un jour besoin de demander cela à quelqu’un.

« …Vous n’auriez pas du feu ? »

Une hésitation se présenta à Sergueï ; il lui avait retiré ses chaînes, peut-être ne fallait-il pas pousser le bouchon un peu trop loin. De minables autorisations pouvaient conduire à une mise à l'aise de son prisonnier et donc mal finir.
Pourquoi pas après tout, cela occuperait sa journée. Il songea à la discussion qu'ils avaient eu au fin fond d'Almancar et au sentiment, mêlé à la douleur, que l'on pouvait ressentir lorsque l'on était privé d'une partie de soi-même...

Il lui lança son briquet sans faire d'autres protestations. Alors qu'il tirait la première bouffée de sa cigarette, il haussa un sourcil. Tuer Raziel ?

-De dieu, tu fais donc partie de ceux qui le savent en vie ? Pourtant, même si t'as l'air un habitué d'Almancar, il ne se montre pas beaucoup, le pépé.

Pépé ? Ils avaient le même âge. Mais aux yeux de Sergueï, le fait de s'être fait totalement latter par Howard montrait clairement qu'il avait perdu de sa jeunesse. Se reclure dans un palais, sous terre, sans jamais mettre le nez dehors, une femme à son service pour poser ses fesses de rêve sur un des fauteuils du Sénat...ça ne faisait pas jeune espoir de guerre, cela !

Il se crispa légèrement. Comme le ton de sa voix le laissait entendre, Serguei n'aimait pas beaucoup Raziel. La haine aurait été un euphémisme si bien que pour contrôler ses émotions, il se devait de se rendre le moins possible à Almancar et d'évoquer le moins possible l'ancien Empereur. Ceci dit, il n'aimait pas plus Vladimir Tchaïka ou Howard d'Essling. Ces deux énergumènes avaient participé à la destruction de son foyer...tandis que Raziel avait participé à la destruction des deux êtres qu'il aimait le plus au monde et de presque vingt ans de sa vie dans une agonie ralentie.

-Pourquoi tant de haine ?

La voix blanche, impassible, sans aucune moquerie, se dirigeait tantôt vers Andy, dont il commençait à se lasser de ses prunelles gorgées de haine, tantôt vers lui qui se pourrissait chaque jour un peu plus par des souvenirs douloureux qui ne cessaient de le hanter.
Il saisit de nouveau le dossier posé sur le billard, tant pour se changer les idées que pour vérifier une véritable information qui ne partait pas dans des délires philosophiques.

-Apparemment t'en a plus pour très longtemps. Nos scientifiques maîtrisent leurs études, maintenant, c'est bien un truc que je ne peux pas leur reprocher.

Et cette dernière phrase en disait long, tellement long.

-Comptes-tu t'allier à l'ARK par la suite ? J'imagine que Valentina a exigé un tarif de ta part étant donné que l'expérience est volontaire ?

L’objet métallique cogna son genou avant de tomber sur le sol. Une rayure marqua son capot. Andy regarda le briquet, hésitant, n’acceptant pas qu’on lui jette les choses de la sorte. Il fixa longuement Sergueï d’un air mauvais avant de finalement se décider à ramasser le briquet. Il n’avait jamais utilisé un tel objet jusqu’à maintenant, cependant, et n’en comprenait pas bien le fonctionnement. Il souleva le couvercle maladroitement et alluma sa cigarette en appuyant sur le bouton poussoir qui déclencha la petite étincelle. Une petite flamme s’alluma au bout de sa cigarette ; il laissa alors tomber le briquet au sol sans avoir pris la peine de refermer son couvercle.

L’information comme quoi il était au courant du fait que Raziel soit toujours en vie sembla surprenante. Disons qu’il avait commencé à s’en douter, trouvant étrange la soudaine montée en puissance d’Almancar, et surtout grâce à divers éléments qui n’échappaient pas à sa lucidité. Mais ce n’étaient que des suppositions, jusqu’à ce que la reine de l’A.R.K ne finisse par le lui confirmer. C’était d’ailleurs ce qui l’avait convaincu de rejoindre les rangs de l’A.R.K, et rien d’autre.

Il sourit à l’entente de la question de Sergueï. Pourquoi tant de haine ? C’était une bonne question. On pouvait se détester mutuellement et préférer simplement s’éloigner le plus possible de l’être nuisible, c’était la solution la plus aisée et la plus confortable. Alors pourquoi ruminer sa haine au point d’en arriver au stade du meurtre pur et simple ? Il y avait de quoi philosopher longuement sur le sujet, mais il n’en voyait nullement l’intérêt. Ça ne l’avancerait à rien. Perdre son temps à discuter ne faisait que l’éloigner un peu plus chaque seconde de son objectif.

« Et pourquoi pas… »

Sergueï s’était remis à consulter le dossier avec un intérêt apparent et indiqua au jeune homme qu’il n’en avait plus pour longtemps. Il trouva que ce terme était trop facilement employé. Longtemps. Longtemps…

Il commença à le questionner sur ses intentions futures par rapport à l’A.R.K. Andy laissa échapper la fumée noire qui envahissait ses poumons. La deuxième étape de l’engagement l’enchantait beaucoup moins, mais il serait bien obligé de s’y soustraire.

« En contrepartie, je mets mon pouvoir à votre entière disposition, quand vous le souhaitez. J’imagine que c’est un contrat à vie. »

Il eut alors une sorte de vertige ; la tête lui tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il lâcha sa cigarette et recula, s’adossa contre le mur où étaient reliées ses chaînes, avant de se laisser glisser contre la paroi de la pièce. Il leva les yeux vers Sergueï, malgré sa vue troublée et les images qui s’agitaient inutilement sur sa rétine.

« Mais ce n’est pas pour autant que vous avez tous les droits sur moi, sachez-le… »

Evidemment, Valentina avait pensé à tout ; c'était pourquoi elle était chef officieuse de l'ARK, de toute manière. Elle avait la pensée, Sergueï avait les papiers, ils formaient décidément un duo diabolique. A cette pensée, Sergueï émit une réflexion : il ignorait jusqu'alors pourquoi Valentina l'avait prié de quitter ses objectifs en rentrant de sa petite promenade. Peut-être serait-ce lui qui serait chargé du rapport concernant Jacobsen ?
Le Cas Jacobsen. Eh bien, décidément, il faisait un médiocre enquêteur.

Lorsque le corps d'Andy vacilla comme un château de cartes, il attira toute son attention, plus que toutes ses pensées philosophiques sans fondements et sans but. La cigarette chuta à terre presque au ralenti, au même rythme que le corps d'Andy qui semblait plus jamais s'accrocher à la vie. A cet instant, Sergueï comprit que les seuls fils qui orchestraient la progression de cette larve désespérée, n'étaient autres que ceux de la haine. Ce miasme noir sécrété par ses pupilles, qui s'échappait de ses pores aussi facilement que la sueur et qui l'embaumait, comme une aura maléfique, prête à tout détruire sur son passage.

Cette apparence était telle que les mots qu'elle produisit rebondirent sur le corps imposant de Sargueï, comme si cette liberté de disposer de soi n'était qu'un détail – elle l'était, quand on entrait dans l'ARK.

-Ce n'est pas à moi d'en décider, tu es la proie de Valentina, ne l'oublie pas. Et Valentina ne lâche jamais ses proies.

Aussi bien qu'Andy lui faisait savoir, malgré son apparence actuelle pitoyable, qu'il ne se laisserait pas faire, Sergueï lui assurait que depuis qu'il avait assuré son engagement auprès de la Reine de l'ARK, ses chaînes demeuraient éternelles, qu'il le veuille ou non. Encore une fois, ce n'avait été qu'une affaire de choix.

-Prends ton mal en patience, c'est pour atteindre un objectif que tu subis cela. C'est une preuve de détermination et la détermination est une qualité qui nous est chère pour accepter quelqu'un dans cette organisation. Considère ça comme un CDI inestimable.

Décidément, tous les membres de l'ARK ne possédaient que des remugles haineux dans le sang, qui obstruait les portes des sentiments humains et fossilisait leur cœur. Personne dans l'ARK n'avait été enrôlé sans envie de vengeance ou sans objectif précis. Il le déplorait. Même s'il en faisait lui-même partie.

-Et...qu'est-ce que tu feras, quand tu auras buté Raziel ? Tu vas couler des jours heureux ?

Ou tu vas vouloir devenir le maître du monde, comme les autres ?

Les personnes qui brûlaient du plus ardent désir de se venger n’avaient pas d’autre raison de vivre et finissaient par errer sans but, comme des âmes en peine, une fois le labeur accompli. C’était toujours le même refrain qui se répétait comme sur un disque rayé.

Concrètement, la vengeance n’avait aucun sens, c’est un fait, il le savait bien. Mais Andy n’était pas de ce calibre-là. Même s’il était rongé jour et nuit par la rage que lui inspirait Raziel, même s’il ne semblait y avoir rien d’autre pour animer sa détermination, il n’était pas de ceux-là. La question de Sergueï ne lui causa pas le moindre malaise sur ce point. N'était-ce pas son intention, d'ailleurs ?

Mais pouvait-on prétendre avoir le droit de couler des jours heureux après avoir eu le rôle du pire des salopards ? Personne n’oublierait jamais le terrible traqueur qu’il avait été par le passé, jamais. De tels antécédents ne lui permettraient pas d’avoir une vie comme il l’aurait voulu. Quelque part, derrière cette haine corrosive et incontrôlée, se cachait l’envie d’être pardonné.

Il esquissa un mince sourire, ferma les yeux avec un air à la fois posé et moqueur. Il s'efforça de dissimuler sa douleur au crâne qui l'empêchait de réfléchir en ligne droite, et chaque particule de son corps qui le tiraillait méchamment.

« Je ferai en sorte de changer le monde. »

Écroulé contre le mur, il n’ajouta rien à cette phrase qui en disait déjà long. Il se sentait épuisé, et ne tenait pas tellement à poursuivre cette conversation. Pourquoi l’accabler ainsi de questions alors qu’ils auraient tout le temps de le faire lorsqu’il serait à nouveau en forme ?

Le fait de parler à Sergueï l’avait cependant calmé, pour le moment. Même s’il n’appréciait pas la compagnie de cet homme, elle avait au moins eu le mérite de le pacifier pour quelques temps.

« Laissez-moi maintenant. J’ai envie de rester seul. »

La cigarette de Sergueï s'écrasa sur la table dans un dernier souffle agonisant. Il acquiesça d'un signe de tête à la dernière volonté d'Andy, par respect pour ce qu'il restait de bon en cette chose qui n'aurait peut-être bientôt plus rien d'humain. Plus rien qu'il ne puisse déceler avec fainéantise. Il s'approcha de leur prisonnier épuisé, hésita, puis se détourna sans un mot.

Après tout, crevé libre ou crever enchaîné, à l'ARK, il n'y avait aucune différence tant qu'on ne savait pas se défaire de l'étreinte de son propre esprit.

Il saisit le dossier, lui laissa la photo en souvenir. Le dossier miteux, vestige de souvenirs déjà arrachés de sa mémoire, tel un appui dont l'usure n'échappait pourtant pas au temps, regagna le tiroir grinçant dont il l'avait tiré. Les méandres se noyèrent dans l'obscurité du placard, dans un claquement sinistre et agaçant.

Sergueï plongea ses mains dans ses poches et l'une d'elles, agitée de vibrations, ressortit, un téléphone entre les doigts.
Il le colla à son oreille. Une opération menée par Freyja venait de rater. Il soupira, ne répondit même pas, se contentant de raccrocher. A ce stade de l'échec, il n'y avait plus de quoi se mettre en colère.

Sa carrure immense se traîna jusque dans le fond de la pièce. Sans un regard pour Jacobsen, il se fit ouvrir la porte blindée qui le séparait des bureaux. Lorsque le blindage se referma dans un bruit sourd derrière lui, il prit la direction du bureau de Freyja Frost.

Les chaînes d'Andy n'avaient pas regagné ses membres.
A quoi cela aurait-il servi, de toute façon ?