Et voilà. Sa colère avait encore explosé.
Cette fois, les scientifiques avaient éprouvé une plus grande difficulté à le calmer ; comment mettre au tapis un véritable feu vivant ? Il avait brisé la seringue contenant l’anesthésiant et s’était enflammé tout à coup, manquant de peu de créer de très gros problèmes. Alors cette fois il avait eu droit à plusieurs coups bien sentis en pleine figure. Son instinct de survie prenait sans cesse le dessus et il perdait le contrôle de lui-même, presque à chaque fois. L’énervement et la fatigue, accumulés, y étaient pour beaucoup également.

Il était donc enchaîné, dans la même salle d’expérience, effondré contre le même mur, retenu par les mêmes chaînes rouillées qui agressaient sa peau devenue presque blanche à force de ne plus voir le jour. Son teint cireux faisait peine à voir, et ses vêtements étaient usés et en partie déchirés. C’était bien la preuve qu’il se battait comme un lion ; à la fois contre les expériences qui le dévoraient de l’intérieur, mais aussi contre lui-même. Il lui fallait surmonter son impatience et son impulsivité pour que la suite des opérations se passe dans les meilleures conditions possibles. S’il n’y mettait pas du sien, il risquait de finir dans la même situation déplorable que tous ces miséreux qui vivaient sous les ruines de l’ancienne cité volante.

La porte blindée s’ouvrit. Il leva la tête lentement, s’attendant à voir apparaître sous son regard Valentina ou Sergueï, venus pour l’accabler encore de questions et de discussions dont il se fichait éperdument dans son état actuel. Mais ce n’était aucun des deux ; il aperçut une jeune femme aux longs cheveux d’ébène passer l’embrasure de la porte. Elle transportait un plateau, mais il ne put voir quel était son contenu. Il la regarda s’approcher, immobile et totalement inexpressif.

« Qu’est-ce que tu veux ? C’est encore pour me faire bouffer vos trucs dégueulasses ? »

Il avait l’habitude qu’on le force à avaler toutes sortes de médicaments censés servir à calmer ses pulsions et apaiser ses douleurs. Bien qu’il s’efforçât d’affirmer que cela ne faisait qu’aggraver sa situation, personne ne l’écoutait. Soit…

Son estomac se manifesta de façon très bruyante, soudainement. Depuis quand n’avait-il rien avalé de comestible ? Il n’en avait même plus le moindre souvenir.

Rien n’était plus humiliant pour Andy que d’être vu dans cet état si misérable. Lui qui avait l’habitude que l’on baisse les yeux face à lui, lui qui avait toujours la hauteur et la prestance d’un roi, d’un gagnant, était aujourd’hui plus bas que terre. Et il ne supportait pas ces regards curieux qui le poursuivaient à longueur de journée comme s’il était un paria sorti d’on ne sait où. Toute la journée, il ne faisait que guetter le moment où ce cauchemar se terminerait. Sans même songer à ce que toutes ces manœuvres lui apporteraient, ni à toute la puissance qu’il allait acquérir.

La jeune femme à l’aura glaciale avait eu la bonté de lui apporter un repas trop peu copieux pour le nourrir. Andy regarda le plateau avec amertume, offensé de constater que l’éventuel cuisinier le croyait trop faible pour réussir l’exploit de mâcher sa nourriture. Son regard noir accusa la jeune femme à son tour, en réponse à la question qu’elle venait de lui poser. Un impotent ? Était-ce ainsi qu’elle le percevait ?

Cela lui rappela tout ce qu’il avait pu voir à Almancar avant que celle-ci ne fleurisse soudainement. Les manières de ce taré borgne, et tous ces miséreux qui se jetaient à ses pieds pour espérer obtenir une maigre pitance, prêt à se rendre plus pitoyable que ce que la raison permettait.

« Je n’ai pas faim. »

Il ne trouva rien de mieux à dire, malgré l’évidence qui s’imposait et qui démontrait clairement que, si, il avait faim. Mais il était trop fier pour l’admettre et préférait patienter plutôt que de se réduire à accepter ce plateau. Il n’était plus à ça près.

Le regard insistant de la visiteuse commença à l’agacer, et il souleva difficilement ses lourdes chaînes pour aller s’asseoir un mètre plus loin, le maximum autorisé par la longueur de ses liens, lui tournant le dos pour finalement lui rétorquer d’un ton irrité :

« Si tu n’as rien d’autre à me dire, tu peux dégager. »

Le bruit métallique du plateau posé sur le sol, prêt de lui, atteint son oreille attentive. C’était exaspérant de voir comme cette fille pouvait être bornée. Andy tourna la tête vers elle en faisant la moue. Décidément, ce séjour en laboratoire était pire qu’il l’avait imaginé. Non seulement on lui servait une nourriture infecte, mais en plus il était obligé d’avaler ça. Pourtant lui savait bien qu’il résistait facilement à la faim ; il avait bien survécu à des semaines entières à Almancar, n’avalant pas même le strict minimum, dans la pauvreté la plus totale, il y a sept ans de cela. Ce n’étaient pas quelques jours de plus sans manger qui l’impressionnaient.

La jeune femme semblait vouloir y aller franchement. Elle était directe, au moins. Mais le fait qu’elle le confronte elle aussi à la distance qui le séparait de son objectif le laissa indifférent. Tant pis, ça prendrait le temps nécessaire, de toute façon. Ç’aurait été placer Raziel sur un piédestal que de réagir instantanément à tout ce qui pouvait se rapporter à sa personne. Or Andy le méprisait autant qu’il le détestait et il refusait de lui donner cette importance. Il refusait de vivre en fonction de lui.

Il écarquilla les yeux lorsque la femme, vraisemblablement pas d’humeur, attrapa son nez et le pinça pour le forcer à ouvrir la bouche. Lorsqu’il ouvrit la bouche, elle s’était dépêchée d’y fourrer la fourchette. Andy, pris totalement au dépourvu, avala son contenu en s’abstenant de grimacer. C’était d’un goût tellement infâme que personne n’aurait pu accepter de manger ça à moins d’être à deux doigts de mourir de faim. Il recula la tête avec réticence, de peur qu’elle ne récidive.

« J’ai dit que j’avais pas faim. T’es sourde ou juste super chiante ? »

Non, il ne se débrouillerait pas pour la suite, pour la simple et bonne raison qu’il n’en avalerait pas davantage. Il se leva, brusquement, et donna un coup de pied dans le plateau, l’envoyant valser plus loin et renversant tout son contenu. Il savait parfaitement qu’il n’était pas en position de force, étant enchaîné et privé de son karnevale, et qu’ainsi il ne gagnait rien à adopter un tel comportement. Mais ce n’était pas pour autant qu’il les laisserait piétiner sa fierté de cette façon.

« Ne m’énerve pas si tu ne veux pas regretter un jour d’avoir passé cette porte. »